Ingres a peint le portrait du comte russe N. D. Guriev à Florence au printemps 1821. Guryev était l’aile adjudante d’Alexandre I, dans le passé – un participant à la guerre patriotique de 1812, et plus tard – un diplomate. Ni l’histoire ni les mémoires des contemporains ne parlent à peine de sa personnalité et de son activité, apparemment, il n’y avait rien de remarquable en lui. Une personne sans intérêt avec une apparence plutôt ingrate a posé pour Ingres, et pourtant l’artiste a réussi à créer une magnifique œuvre d’art.
La composition du portrait se distingue par sa simplicité noble et stricte: une silhouette stable et intégrale du personnage le sépare nettement du fond du paysage et lui donne une signification particulière; la fière dignité de la posture, le tour énergique de la tête et le motif spectaculaire de la cape jetée sur l’épaule créent une atmosphère d’exaltation cérémonielle. Mais les notes étrangères se glissent clairement dans cette formule traditionnelle d’un portrait représentatif classique. Le portrait classique montrait presque toujours le héros équilibré et fort, même dans les moments de soulèvement pathétique, préservant la clarté et la fermeté de l’esprit.
Ici, l’équilibre est perdu: la tension interne est devenue exagérée et agitée, l’énergie ne ressemble pas à l’état naturel du héros, mais avec une pose volontairement acceptée, le visage est devenu un masque impénétrable qui cache le caractère et le monde spirituel de la personne. L’Ingres, véritable portraitiste du XIXe siècle, est trop observateur et vigilant pour préserver la tradition classique d’idéalisation du héros, il capte avec une précision documentaire la médiocrité externe et interne du modèle, et lorsque son pinceau lui donne une volonté externe, l’image est en proie à une forte dissonance. Des échos de cette dissonance se font sentir dans la peinture du portrait. Son fond de paysage avec un ciel pré-orageux en plomb est dramatique.
La couleur pourpre de la doublure de la cape envahit avec enthousiasme la gamme de tons bleu-noir sourds. Le dessin d’Engra, comme toujours, est impeccablement virtuose, mais sa dureté rend toutes les lignes tendues, et la clarté froide avec laquelle il ferme chaque détail en lui-même ou délimite fortement les taches de couleur provoque un sentiment alarmant d’aliénation, de formes déconnectées. Dans cette excellente peinture, l’harmonie classique et la sophistication d’une grande habileté, une analytique impitoyable et une discorde d’attitude aggravée par la romance vont de pair. Comme beaucoup d’autres œuvres d’Ingres, elle porte l’empreinte des contradictions de l’époque cruciale dans laquelle travaillait le maître exceptionnel. Le tableau provient de la collection d’A. N. Naryshkina à Petrograd en 1922.