Dans l’atelier, où les cours ont repris, Lautrec a chanté les vers de Bruant de toutes ses forces. La controverse entre Cormon et ses étudiants s’est intensifiée. Une émeute se préparait. Certains étudiants, emmenés par Emil Bernard, un jeune homme aux cheveux roux et faible, venu de Lille et inscrit à l’atelier il y a tout juste un an, ont ouvertement critiqué Cormon pour sa “méthode scolaire d’étude du dessin”. Bernard a appelé tous à la rébellion. “Ce qui nous est enseigné n’est basé sur rien”, at-il déclaré catégoriquement. “Cormon? Imposteur, et pas un artiste”, a poursuivi Bernard. “Comment enseigne-t-il? Il s’assoit à côté de chaque élève à son tour et corrige sa main dans le dessin, la tête de l’autre, la poitrine du troisième, sans aucune logique expliquant qu’ici il voit soi-disant ce modèle et donc vous devriez voir de la même façon…
Lorsque Bernard est apparu dans l’atelier, Lautrec, Anketen et Tampier se sont immédiatement liés d’amitié avec lui. Ils l’ont conduit au Louvre pour montrer les peintures de Velazquez, des dessins de Michel-Ange et Luca Signorelli; ils l’emmènent rue Laffitte, à la galerie de Duran-Ruelle, et lui présentent les œuvres des impressionnistes. Bernard, étant un homme impulsif et vivant, a immédiatement rejoint les innovateurs. Avec ses amis, il a regardé les œuvres d’un certain Cézanne, qui était gardé dans sa boutique exiguë sur la rue Klausel, dans la partie inférieure de Montmartre, par le pauvre marchand de peinture Papa Tanguy, et a immédiatement déclaré que Cézanne était le plus grand artiste contemporain. Bien que Bernard ait été introduit dans le monde des artistes par le bavard Tampier et ses amis, il s’est très vite imposé parmi eux. Bien lu, sociable, avec un esprit vif et interrogateur, il a facilement compris diverses théories, les a développées,
Ses jugements étaient impératifs et il les a soutenus par des milliers d’arguments. Gloire, génie – ce sont ses mots préférés. L’art était pour lui un sanctuaire et il considérait sa vocation, à laquelle il se consacrait entièrement contre la volonté de ses parents, comme une initiation à la dignité d’une église. Bernard a fait le chemin d’Anyer, où il vivait à Paris, à pied et néanmoins toujours en premier lieu à l’atelier. Il était religieux, même enclin au mysticisme, détestait l’atmosphère de l’atelier de Cormon; les conversations grossières et vulgaires qui s’y déroulèrent lui coupèrent l’oreille. “C’est comme si vous étiez insulté”, a-t-il dit.
Un soir, Anketen a persuadé Bernard d’aller au Mirliton, et il est parti avec horreur, avec une aversion pour la “psychose malsaine” qui y régnait. Lautrec n’a pas vraiment écouté ce que disait Bernard. Il était beaucoup plus intéressé par le visage d’un ami. Il a demandé à Bernard de poser pour lui. Pendant vingt séances, il a peint un magnifique portrait de Bernard, transmettant subtilement la psychologie de l’artiste, son caractère sérieux et implacable, le regard résolu de ses petits yeux légèrement obliques. Ce portrait n’a pas été facile pour Lautrec. Il ne pouvait pas “réussir à faire correspondre la couleur d’arrière-plan avec le visage”.